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10 novembre 2021

Comme des sardines en boîte

J’aimais voyager en train, j’ai toujours aimé voyager, en voiture comme pour traverser le Sahara de part en part du nord au sud, en avion comme pour atterrir dans l’autre monde qu’est le Japon, en camion comme pour finir un voyage en stop qui m’a pris trois jours, en moto comme pour faire le tour du Mexique, en train comme pour aller chaque semaine de Paris à Cologne où l’on m’attendait, à vélo pour faire le tour du pâté de maison ou du village de la grand-mère, dans ma tête comme maintenant où je refais tous ces voyages, ces multiples voyages qui m’ont construit et déconstruit.

Il y a ceux du gouvernement qui annoncent avec culot qu’il faut privilégier les voyages en train pour économiser les mauvais gaz, il y a les voyageurs plutôt jeunes qui n’ont pas d’autre choix que de prendre le train pour rentrer chez eux ou pour aller bosser, ces voyageurs qui s’entassent dans des TER, serrés comme des sardines en boîte, des voyageurs qui ronchonnent contre la SNCF mais qui acceptent de se serrer de plus en plus étroitement à mesure que les arrêts voient plus de montées que de descentes, des voyageurs qui comme moi ont payé le TER les emportant de Besançon à Lyon au même prix que des Besançon Paris en TGV en première classe, des voyageurs qui ne comprennent rien à la politique tarifaire de la SNCF, des gens qui se promettent de ne plus voyager en train, qui tiendront leur promesse en envoyant chier les dérèglements climatiques, vieux qu’ils sont, plus très loin de leur ultime voyage, le voyage indépassable, le voyage dont on ne revient pas.

08 août 2021

Nous ne vieillirons pas ensemble

Quand on faisait la route entre Limoges et Paris par la nationale 20, on s’arrêtait à Vatan pour déjeuner. Le père se garait devant un troquet et la mère allait y demander si on pouvait s’installer à une table pour bouffer nos casse-dalles et commander des boissons. Échange de bons procédés, à ce qu’il paraît. Une année, il a fallu renoncer à ce scénario bien rodé. Vérification faite sur IMDb, c’était en 1972. Ça me pose un problème parce qu’en 1972, il y avait belle lurette qu’on ne faisait plus la route Limoges Paris. Et pourtant, un dénommé Pialat faisait tourner Jean Yanne et Marlène Jobert à Vatan, la bien nommée.

En ce qui concerne les parents, ils auraient pu décider de ne pas vieillir ensemble bien avant 1972. Cela aurait sans doute mieux valu. En tout cas, ça aurait fait mon bonheur. Les disputes parentales me cassaient les couilles. Moi qui aimais par dessus tout ma petite tranquillité à la maison, histoire de lire mes bouquins de science-fiction sans retomber sur terre et d’écouter ma musique, c’est-à-dire celle que j’écoutais sans avoir besoin de mettre le casque, j’aurais préféré planer à l’abri dans ma piaule sans être dérangé par des éclats de voix.

Ça me pose vraiment un problème cette histoire de dates. J’ai beau me ramoner le ciboulot, rien ne colle. Qu’est-ce qu’on aurait bien pu faire pour se retrouver à Vatan en 1972 ? Mais bon, il faut toujours s’arranger avec la mémoire. Ou bien se dire que le calendrier n’est pas calé sur la réalité. Ou bien que la réalité n’est pas calée sur le calendrier.

Après 1972, quelques années après pour être franc, Pialat est devenu un de mes réalisateurs de films favoris. Surtout parmi les Français. En revanche, je n’ai jamais vu « Nous ne vieillirons pas ensemble ». Paraît que je vais pouvoir, puisque l’ensemble de la production cinématographique de Pialat va ressortir prochainement en salle. Pialat, l’Anaxagore du cinéma, selon Libé. Va falloir que je me rencarde sur Anaxagore sur Wikipédia.

02 novembre 2020

Ce que nous apprend Monsieur Trump

Jamais, semble-t-il, le monde ne s’est autant intéressé à une élection présidentielle. En Russie ou en Inde, la préférence va pour Monsieur Trump ; en Allemagne ou en Espagne, on choisit Monsieur Biden. Pour beaucoup, le simple fait de prononcer le nom du premier provoque des mimiques de dégoût et des paroles peu amènes. Je peux le concevoir. En revanche, ce qui m’inquiète, c’est que généralement l’on ne cherche pas à comprendre pourquoi des citoyens américains voteront pour Monsieur Trump. Quelques rares reportages nous dévoilent que les électeurs de Monsieur Trump appartiennent à des catégories plutôt variées et non, comme souvent on voudrait nous le faire croire, à une large majorité dite de petits blancs déclassés. Sans doute ceux-ci existent-ils, mais qui sont-ils ?

Un reportage télévisé nous apporte une réponse parmi d’autres. Ces petits blancs déclassés sont d’anciens électeurs démocrates, des bûcherons, des mineurs, des ouvriers qui, on le comprend, se sentent abandonnés par les leaders démocrates depuis environ quarante ans. Ces hommes et ces femmes, sont souvent les fils et les filles de bûcherons, de mineurs, d’ouvriers. Ces hommes et ces femmes restent fidèles aux valeurs qui les ont construit. Ces hommes et ces femmes aiment leur travail, aiment leur style de vie, ils voient avec inquiétude le parti démocrate se tourner vers d’autres classes de la société qui s’engagent pour la défense du climat, pour la défense de l’égalité raciale, objectifs sans doute des plus nobles, mais qui, à leurs yeux, menacent leur style de vie, leur emploi. Que leur répondre qui puisse les convaincre d’accompagner ces luttes ? Leur dire que le tournant vers les énergies renouvelables peut leur permettre de trouver de nouveaux emplois ? Non, non et non, car ils aiment leurs métiers, ils aiment les territoires où ils vivent, où leurs familles vivent depuis des générations. Peut-on leur reprocher d’aimer leur travail ? Seuls des gens sans cœur restent insensibles à leurs objections.

Quand on se prétend de gauche, c’est-à-dire du côté des classes laborieuses, pour parler comme autrefois, peut-on rester insensible à leurs objections ? Je ne le crois pas. Il y a un discours de gauche à reconstruire pour convaincre ces personnes que Monsieur Trump se fiche bien d’eux. Et au-delà du discours de gauche, il y a des objectifs de gauche qui restent à définir. C’est à ce prix, c’est-à-dire, au bout de cet effort, et seulement au bout de cet effort, qu’il sera possible de les convaincre de lutter vers de nouvelles formes d’égalité et de solidarité plus inclusives qu’autrefois, de lutter pour de nouveaux objectifs qui prennent en compte les défis qui s’imposent à nous chaque jour davantage, tels que la recherche d’économie d’énergie ou le maintien de la biodiversité. Et cela est vrai dans le monde entier. Cela passe par la construction d’un populisme de gauche, qui prenne en compte la réduction des inégalités sociales, contrairement au populisme de droite qu’affecte Monsieur Trump.

23 septembre 2019

Ligne d'horizon

Lorsque j’ai rencontré Bertrand Tavernier, nous avons aussitôt parlé de la mort. Je ne savais pas que celui qui venait de s’asseoir avec précaution à ma droite était Bertrand Tavernier.
Oh, bien sûr, nous avons parlé d’elle sans la nommer. Nous avons tourné autour. Un sourire éclairait légèrement nos visages, mais, surtout, il réchauffait nos cœurs. Comme un bon vin et un bon plat qui ont le don de nous satisfaire. Nous avons parlé d’elle en l’approchant avec moult circonvolutions. Rondeurs d’expression, rondeurs dans les bouches qui s’exprimaient. Il n’y a rien de plus savoureux que de gloser sur la mort avec gourmandise. Nous partagions une conviction : nous n’étions pas pressés de la rencontrer. Et nous savions que sa patience serait récompensée, car elle savait qu’elle finirait par nous rencontrer. Qu’elle serait notre ultime consolatrice. Qu’elle nous libérerait de nos douleurs, de nos souffrances, de notre ennui.
Difficile de s’ennuyer avec Sorj Chalandon, venu présenter son dernier ouvrage : Une joie féroce. Sorj s’est approché d’une personne au premier rang. Bertrand m’a demandé de qui il s’agissait. Je lui ai rappelé Charles Piaget, le leader des LIP lorsque cette entreprise était devenue le symbole d’une alternative possible au capitalisme tristement ordinaire. Et avant de parler de son livre, Sorj n’a pas manqué de faire applaudir Charles Piaget. En ajoutant ceci : « nous avons perdu ce combat, mais nous ne nous sommes pas trompés. » Applaudissement chaleureux.
Bertrand m’a raconté une anecdote dans laquelle s’exprimait une certaine fierté. La première fois qu’il avait rencontré Sorj, il lui avait placé une colle : pourquoi quand deux Irlandais se croisent, dressent-ils leur index vers le ciel ? Sorj, me dit-il, ignorait que cet index majuscule désignait l’initiale du mot Irlande. Toutefois, à son tour, Sorj avait collé Bertrand : pourquoi les femmes irlandaises serrent-elles leurs poings lorsqu’elles traversent la frontière qui sépare l’Eire de l’Ulster ? Bertrand ignorait que les Irlandaises n’ouvriraient leurs poings que le jour où l’Irlande serait réunifiée.
Bertrand aime gentiment se moquer. Il a voulu savoir si je regrettais le temps, celui des LIP, où je portais les cheveux longs. Je ne savais comment lui dire que cela m’était indifférent. Il a poussé un pion, il a associé ce besoin de porter les cheveux longs au besoin d’affirmer sa virilité. La question devenait piégeuse, car on avait généralement tendance à présenter les cheveux longs comme un signe de féminité. J’ai préféré botter en touche, j’ai évoqué mon prof de physique en terminale qui nous qualifiait, nous les rares cheveux longs de la classe, d’artistes capillaires.
Quand Sorj a commencé à parler de son dernier livre, celui qui aurait pu ne tourner qu’autour de la mort, il a expliqué pourquoi il a choisi de se mettre dans la peau de son épouse et que, pour cela, il a cherché la femme qui était en lui. Qu’en a pensé Bertrand ? Cela, je l’ignore. Les cheveux longs, la mort, la femme, nous étions au cœur de notre petit bavardage. Et Sorj a déroulé, avec sa truculence habituelle et la sincérité dont il ne saurait se départir, les enjeux de l’écriture de son roman, fondé sur la part la plus intime de son réel. Sorj aurait pu parler des heures, car, comme le dit Bertrand, c’est un bon client.

09 juillet 2019

Vanessa Paradis

J’ai rencontré Vanessa Paradis par hasard. Vanessa Paradis n’aimait pas Vanessa Paradis. Son filet de voix était, disait-elle, le résultat d’une intelligence artificielle appliquée à l’orthophonie. Quant à son jeu d’actrice, il ne lui inspirait que mépris, puisqu’elle se disait capable de jouer ô combien mieux la comédie. Elle ajoutait qu’elle, contrairement à son homonyme, ne cessait de jouer la comédie chaque jour que le bon dieu et le mauvais diable faisaient. Et ce dans la vraie vie.
J’ai regardé Vanessa Paradis avec circonspection. Se moquait-elle de moi ? Elle m’a souri et elle a cru bon me préciser qu’elle était la vraie Vanessa Paradis, que l’autre n’était qu’un personnage de fiction, qu’on n’entendait qu’à la radio et qu’on ne voyait que sur les écrans de télévision et de cinéma.
Sur ce dernier point, je ne pouvais être que d’accord. Et d’ailleurs l’autre ne me disait pas grand-chose. J’avais certes déjà entendu Joe le taxi, mais je n’avais jamais vraiment écouté le texte de cette chanson. Joe le taxi était un personnage de fiction auquel faisait allusion une chanteuse de fiction. Quant à l’actrice, j’avais du mal à faire venir son image d’un recoin de ma mémoire. J’avais en tête deux ou trois attributs : une fille mince, presque anorexique, des cheveux blondasses, peut-être des yeux perdus dans le vague.
Tandis que la Vanessa Paradis qui me faisait face, c’était autre chose. Sa chevelure rousse de feu, son regard mutin, ses formes généreuses, tout cela me parlait. Me troublait. Je l’écoutais avec plaisir me raconter des histoires à dormir debout. Mais qu’importait ! J’étais sous le charme. D’ailleurs elle m’avait prévenu, elle jouait la comédie chaque seconde de sa vie. Je pouvais bien sourire à ses récits faits de bric et de broc, je ne demandais que ça.
Je n’avais pas à parler de moi, elle faisait la conversation. Son dernier voyage au Mexique n’aurait rien eu à envier d’un épisode de Game of Thrones. Carrément. Les Toltèques et leur civilisation des plus avancées se substituaient aux barbares du Moyen-Âge européen. Et Vanessa avait accompli là une sorte de voyage dans l’espace-temps dont j’avais toujours rêvé. Vanessa s’était laissé séduire par l’héritier fauché d’une dynastie amérindienne qu’elle avait suivi au cœur de la jungle, elle avait pris place dans un avion sans aile qui s’était posé en catastrophe sur un fleuve comme un vulgaire Boeing sur la rivière Hudson, elle avait été enlevée par le nègre d’un auteur mexicain à succès, elle s’était enfuie en lui faisant croire qu’elle pourrait devenir sa traductrice, j’en passe et de toutes les couleurs et textures. Bref, Vanessa Paradis, c’était l’incarnation d’une femme que j’avais toujours rêvé de connaître sans jamais me l’avouer : intelligente, jolie, imaginative, sensuelle, voire provocante.
J’ai sursauté quand la serveuse est venue poser sur notre table notre troisième spritz. Ou quatrième, allez savoir. J’ai fixé Vanessa Paradis d’une façon nouvelle, un peu décalée. Comme si je sortais d’un rêve à dormir debout et revenais à la réalité. Elle m’a souri de son sourire très spécial, un peu badin, un peu coquin. Et elle a voulu connaître mes intentions. Mes intentions ? J’ai failli sursauter une nouvelle fois. Vanessa Paradis a levé les yeux au ciel. Et elle m’a sorti que j’avais l’air con.

30 mai 2019

Made in France

J’étais seul et je sirotais un cappuccino en terrasse. Je ne pensais à rien, comme souvent, si toutefois penser à rien signifie qu’on ne pense vraiment à rien. Une voix m’a tiré de mon vide intérieur, c’est-à-dire de la pauvreté de ma pensée faite de silences où flottaient des scories éparpillées. Maintenant que j’écris ça, je ne suis pas mécontent de ma trouvaille, qui me semble décrire d’une façon plutôt juste mon état d’esprit ce jour-là.
La voix de mon voisin, aigrelette et, malgré sa maigre musique, arrogante, m’a demandé ce que je buvais. J’ai regardé l’inconnu : un type ordinaire, ni jeune ni vieux, ni petit ni grand – mais il faut se méfier des gens assis – ni beau ni moche – mais sur ce point je ne suis pas un expert, rapport à mon intérêt quasi exclusif pour la gent féminine.
J’ai répondu, en le fixant droit dans les yeux, que je buvais un cappuccino. Il m’a demandé pourquoi je ne buvais pas un café bien français. L’inconnu commençait à me les casser. Je lui ai rétorqué que j’ignorais ce qu’il appelait un café français, vu que la France, à ma connaissance, ne produisait pas de café. Il a souri d’un sourire que j’ai senti supérieur et m’a éclairé sur mon ignorance. Un café français était un café torréfié en France, emballé en France et d’une marque française. J’ai eu envie de hausser les épaules, mais je n’ai pas osé, allez savoir pourquoi. J’ai tout de même tenté une diversion en lui faisant remarquer que, malgré mon mauvais choix de café, j’aurais pu être assis dans un Starbucks.
Nous étions en effet chez Poulaillon. Presque du Poulidor. Bref du Poupou. On ne pouvait faire plus français que Poupou. Le goût des deuxièmes places. Une modestie bien française. Il m’a cité Anquetil, Fignon, Hinault, j’en passe et des moins connus. Comme il semblait féru en matière vélocipédique, j’ai cru bon lui confier que j’avais pratiqué le cyclisme et que dans ma jeunesse, certes lointaine, j’avais rêvé de devenir professionnel. Il m’a toisé comme s’il me défiait, l’air de dire que je n’avais pas la carrure nécessaire, et puis il m’a lâché qu’il détestait le sport, mis à part le football. Peut-être voulait-il m’impressionner en se faisant passer pour un intello. Je m’attendais à ce qu’il me demande quel était mon philosophe préféré – j’étais prêt à lui dégainer du Nietzsche – quand il m’a demandé quelle était la marque de ma voiture.
Toyota, m’a-t-il répondu, vous n’avez pas honte ? Je croyais disposer d’un argument : ma voiture avait été assemblée à Valenciennes, grâce à M. Borloo. Toyota, prétendit-il, ça ne vaut rien, c’est comme Volkswagen, il n’y avait rien de mieux que Peugeot qui, c’était important, était franc-comtois.
La conversation s’est enlisée. Pourquoi ne me suis-je pas levé en les plantant là, lui et son café français ? Il a voulu savoir si j’avais voté pour des Patriotes aux européennes, ou tout au moins pour Dupont-Aignan, un vrai Français, ou Jordan Bardella, certes un Français de deuxième catégorie, mais un fidèle lieutenant de Marine Le Pen. Rien que pour le titiller, j’ai prétendu avoir voté pour le parti animaliste, croyant le perdre un peu. Mais il savait parfaitement ce qu’était le parti animaliste. Il m’a fait tout un laïus sur le risque que je prenais à ne pas manger de viande, sur les carences qui devaient me miner de l’intérieur, sans compter la perte de virilité qui devait affecter ma libido. J’ai commencé à le trouver sympathique. Tenir pareil discours, aussi ridicule que dénué de tout fondement, rassérénait mon for intérieur. Après tout, je me sentais supérieur à lui, malgré l’arrogance qui exsudait de cet inconnu. Je lui ai décoché quelques flèches : j’étais juif et néanmoins bouddhiste, j’avais longtemps milité dans un groupuscule internationaliste d’extrême-gauche, j’étais fan du Real Madrid, j’étais marié à une Brésilienne, j’avais cinq enfants éparpillés sur les cinq continents, cinq enfants que j’avais conçus avec cinq femmes de cinq races différentes. Sur ce dernier point j’avais exagéré parce que, en vérité, je n’avais que quatre enfants, le cinquième étant mort en couches. Mais je n’avais plus rien à faire de la vérité, je tenais une sorte de revanche, même si elle n’était en grande partie qu’exagérée. Une vérité exagérée, en somme, mais ma vérité.
L’inconnu s’est levé, il était plus petit que j’avais imaginé. Et il s’est présenté : Detlef Müller, il ne vivait en France que depuis six ans, il était ostéopathe, s’était formé dans son pays d’origine, la Roumanie, mais il aimait la France depuis toujours, il avait été un fidèle supporter des Bleus, depuis Zidane et jusqu’à Mbappé, il aimait la France et était prêt à mourir pour elle, il était marié avec une Marocaine prénommée Malika – véritablement une Reine – qu’il avait rencontrée trop tard pour envisager de lui faire des enfants.
Puis il s’est rassis et a commandé à Clémentine, la jolie serveuse de Poulaillon, deux expressos.

08 mai 2019

Une rencontre du troisième type avec un type incertain

Malgré sa taille, je ne l’ai pas remarqué tout de suite. Un grand échalas de plus de deux mètres, à coup sûr. Peut-être deux mètres dix. Un énergumène bien maigre mais droit, interminable, mal habillé, ou plutôt habillé de peu, rapport sans doute à sa haute pauvreté.
Je l’ai remarqué quand il a ouvert sa grande gueule et qu’il a commencé à parler aussi haut que son squelette, haut et fort. Il a d’abord dit qu’il en avait marre de se les geler. Et il était vrai que ça caillait en ce jour de printemps à gueule d’hiver. De la pluie, du froid, de la grisaille, tout pour donner envie de rester enfermé dans le coin le plus chaud de la maison, de se calfeutrer, de se glisser sous la couette.
Il a entamé un long discours, il a maudit les hommes politiques qui annonçaient un soi-disant réchauffement climatique, la disparition de millions d’animaux, la fin du monde. Il les a traités de débiles, de putains de menteurs, de fils de putes, de bachi-bouzouks de deuxième catégorie. Il a maudit l’oiseau qui venait de lui chier dessus et a souhaité que les oiseaux sortent du paysage, qu’ils disparaissent de la surface de la Terre et des airs qui l’enveloppent. Il a maugréé que la Terre était faite pour les hommes et eux seuls, que c’était Dieu qui l’avait voulu. Il fallait en finir avec les oiseaux qui ne se mangeaient pas, avec les abeilles qui piquaient et les mouches à merde et les moustiques qui démangeaient. Il fallait exterminer toutes ces races inférieures qui nous gâchaient la vie, les chiens qui mordaient, les chats noirs qui portaient malheur, les lions qui bouffaient n’importe quoi, les grands singes qui nous imitaient pour se foutre de notre gueule, les baleines et les éléphants qui nous faisaient la morale à la télévision. Toute la création ou presque y passait. On pouvait à la limite sauver les vaches et les poulets, les moutons et les bufflonnes, les chameaux et les autruches et quelques autres à condition qu’on puisse les manger, qu’on diminue le prix de leurs viandes et de leurs laits et de leurs fromages.
Je l’écoutais avec attention, me demandant s’il n’allait pas ajouter à sa liste d’extermination les juifs et les nègres, quand il m’a remarqué à son tour. Il m’a jeté un œil haineux et a craché devant lui. Peut-être me faisais-je des idées, peut-être ne me détestait-il pas. Peut-être aurait-il même accepté de déjeuner avec moi et de partager une bonne et belle côte de bœuf saupoudrée de fleur de sel.
Il s’est approché de moi et m’a fixé. Et, sans me laisser le temps de frissonner de froid et de peur, il m’a demandé ce que j’en pensais. Ce que j’en pensais ? Nom de dieu, je ne savais plus quoi penser. J’ai juste réussi à lui confirmer que notre présidente était une grosse feignasse, qui voulait nous culpabiliser chaque fois qu’on mangeait à contrecœur une cuisse de poulet alors que, j’en étais sûr, elle se bâfrait de magrets d’autruche et de suprêmes de zébus. Il m’a regardé bizarrement, comme si j’avais dit des conneries. Et le fait est que j’avais dit des conneries, que j’avais confondu les autruches avec les canards et les zébus avec les poulets. Il m’a dit qu’il lui aurait chié dessus s’il avait pu, il parlait de la présidente. Il ne parlait sans doute pas de moi, à moins qu’il m’ait pris pour une femme, rapport à mon maquillage. Il s’est approché et m’a dit qu’il me cracherait bien dessus, pour qu’avec sa bave je puisse effacer mon rouge à lèvre et mon fond de teint. Je n’avais pas le temps de lui expliquer que je m’étais peinturluré rapport au carnaval. J’ai tourné les talons et j’ai commencé à m’éloigner. Mais il m’a rattrapé et a saisi ma jupe en papier crépon. Il ne me restait plus qu’à prendre mes jambes à mon cou.
Je n’ai pas demandé mon reste.


27 avril 2019

Enfin mourir pour en finir

Il est des jours où l’on se demande pourquoi vivre un jour de plus. A quoi bon souffrir encore et toujours, puisqu’il semble que la santé ne va pas s’améliorer, que les ressources matérielles s’amenuisent mois après mois, que le monde s’enlaidit et s’appauvrit chaque jour un peu plus, que la société semble incapable de se projeter dans un futur meilleur.
On voudrait pouvoir décider de l’instant où franchir la porte derrière laquelle il n’y a plus rien. Pouvoir mettre la main sur la poignée et, sans souffrance, ouvrir la porte et faire le dernier petit pas. On laisserait une lettre d’adieu aux proches, à la compagne et aux enfants, aux amis, aux copains. Ou pas. On s’en irait le cœur léger.
Ce jour est-il venu ? Pour ce qui me concerne, soyons honnête, j’hésite encore, même si de plus en plus souvent l’idée de sauter dans le vide absolu me travaille en toute lucidité. Mais si je ne suis pas encore passé à l’acte, je garde la main sur la poignée. De temps en temps, malgré tout, malgré la ruine qui me ronge et ronge le monde dans lequel je vis encore un peu, il m’arrive de me retourner vers la fenêtre où entre un rayon de soleil aguichant, il m’arrive alors de lâcher la poignée, de m’habiller pour sortir et de flâner par les rues et les places que j’aime. Il m’arrive encore de jouir de la beauté d’un arbre, de la beauté des quais, de suivre des yeux l’eau qui s’écoule vers la Méditerranée. Il m’arrive de prendre une photo pour saisir une image qui m’aura inspiré et redonné un peu d’énergie. Il m’arrive de rencontrer un copain, de discuter un peu, de partager un verre et un plat. Il m’arrive d’oublier un moment que demain ne chantera pas.
Mais je le sais, cela ne durera pas longtemps. Viendra très vite l’instant où la volonté de mourir enfin pour en finir, cette volonté tranquille vaincra toute illusion, tout espoir inutile. Je partirai le cœur léger, la tête vide, le corps soulagé.

26 janvier 2019

Nous passons

Ordinairement il y a dilution par l'éphémère, des taches de couleur, pas de forme autrement que vague, du bruit, aucun signal, nous passons, rien de particulier, rien à signaler, rien qui se signale, une simple superposition de trames, l'agitation brownienne d'une foule de points, une masse qui ne parvient pas à faire océan, pas même une flaque luisante sous le soleil, l'aridité d'un désert surpeuplé, nous passons, le foisonnement de trous, la matière qui s'éparpille, se désagrège, une compacité paradoxale, une solitude hallucinée, une opacité transparente, la naissance et la mort et la naissance et la mort et... indéfiniment, un proche horizon, nous passons, une globale imprécision, une monotonie bigarrée plus sournoise encore qu'un mur de brouillard, le triomphe du non-sens au sens propre de cette expression, l'intuition d'une réalité de la théorie de la relativité appliquée à la myopie, nous passons, une continue dérive des sens qui va s'accélérant, l'absence d'accident, l'ordinaire organisation humaine en mouvement, hommes simulant le travail, paysages corrompus, désirs inachevés, une eau qui dort derrière l'apparence des courants incessants, flux et reflux confondus, l'assimilation brutale et imperceptible pourtant des éléments exogènes, leur digestion instantanée, leur excrétion aussi, nous passons, la logique du flou commande l'incertain, une totale incapacité à imprégner les mémoires, lumineux ou noir importe peu, une fuite en avant, la fuite du temps, nous passons, le champ diffus d'un certain magnétisme, dilution par l'éphémère, nous passons trop vite...

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